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jeudi 3 décembre 2009

Blues on the bayou : La pluie de néon, de James Lee Burke


Dave Robicheaux, Cajun et fier de l'être, exerce la difficile profession de lieutenant de police à La Nouvelle Orléans. Robicheaux se plait à se considérer comme un bon flic et c'est aussi l'avis de sa hiérarchie ; intègre, méthodique, plutôt fin dans ses analyses, il a pourtant la fâcheuse habitude de mettre les pieds dans le plat, ce qui en Louisiane est un défaut majeur. Robicheaux a un autre défaut, il est obstiné, et lorsqu'on lui fait comprendre qu'il fourre son nez dans des affaires qui ne le regardent pas, le bonhomme ne se laisse pas faire. Jusqu'au jour où il découvre le cadavre d'une jeune prostituée dans l'un des nombreux bayous de la région. Le sherif du comté conclut à une simple noyade, mais Robicheaux est convaincu qu'il s'agit d'un meurtre et décide de mener sa propre enquête. Il faut croire que l'affaire est plus sérieuse qu'il n'y paraît car il apprend d'un détenu condamné à la chaise électrique, que sa tête a été mise à prix par des trafiquants colombiens. Rapidement, un faisceau d'indices le dirige sur la piste de Segura, un truand local dont la cote de popularité auprès des services de police ne cesse d'augmenter. Mais l'affaire sent décidément le soufre, alors qu'il s'apprêtait à sortir avec sa petite amie, Robicheaux est séquestré et torturé par trois gros bras commandités par de gros bonnets du crime ayant pignon sur rue ; un ancien général de l'armée américaine et même la CIA semblent plus ou moins liés à un trafic d'armes avec les Contras. L'affaire dérape, Robicheaux et son co-équipier logent accidentellement une balle dans la tête de Segura et les deux flics doivent désormais faire face à la hargne de leurs collègues des affaires internes, qui rêvent de les clouer au pilori. Et comme les mauvaises nouvelles vont toujours par deux, Robicheaux est cette fois victime d'une tentative de meurtre maquillée en accident de la route, l'un de ses contacts, un agent fédéral du contre-espionnage, perd la vie dans l'accident. Accusé d'être un mauvais flic porté sur la bouteille, assailli par les collègues des affaires internes, pourchassé par les trafiquants d'armes, Robicheaux est suspendu et frôle la crise de nerfs.

Premier roman de la série Dave Robicheaux, ce flic de la Nouvelle Orléans à la personnalité complexe et aux méthodes pas toujours orthodoxes, La pluie de néon est l'occasion d'être confronté à la méthode James Lee Burke ; une littérature sans concession, brute de décoffrage et profondément ancrée dans le réel. Evidemment, cela tient à la fois au personne même de Robicheaux, mais également à la géographie (humaine et physique), au terroir pourrait-on dire, dans lequel se déroulent les romans de James Lee Burke. La Louisiane est ici un personnage à part entière, on découvre ses étonnantes spécificités et l'auteur prend souvent un malin plaisir à en tordre les clichés. Cet état américain, l'un des plus pauvres des Etats-Unis, vit sans cesse sur sa gloire passée et le lecteur est plongé dans une atmosphère pesante, moite, voire déliquescente. Bien avant Katrina, La Nouvelle Orléans était déjà en tête du hit parade des villes les plus violentes des Etats-Unis, le chômage, les inégalités sociales et le désoeuvrement constituant le terreau privilégié de cette criminalité galopante. Le temps ou New Orleans, perle du Sud, brillait par la richesse de sa vie mondaine et culturelle est bel et bien révolu. On comprend alors aisément pourquoi James Lee Burke, auteur profondément attaché à la Louisiane, à son histoire, à ses traditions et à son avenir, a choisi pour héros un flic ; qui en effet aurait pu donner une image plus fidèle de la réalité d'un état socialement, politiquement et économique moribond bien avant que l'ouragan ne dévaste "Big easy".

A la fois cynique, violent et désabusé, La pluie de néon, à l'instar de nombreux polars hard-boiled, vaut moins pour la qualité de son intrigue que pour son portrait de la Louisiane et de la société américaine à l'orée des années 90. Cette critique acide est contre-balancée par des descriptions plutôt lyriques des paysages de la Louisiane, exercice dans lequel on sent l'auteur probablement moins à l'aise (voire maladroit), mais qui reflètent sont propre attachement à cette contrée du Sud. En bon connaisseur du milieu qu'il décrit, James Lee Burke use modérément du cliché, ce qui participe indiscutablement à la réussite et à l'authenticité de ses romans. La pluie de néon manquera certainement de rythme pour les lecteurs accros au suspense, mais ce faux rythme participe indiscutablement à l'ambiance générale du roman, à la fois langoureuse et poisseuse, un peu comme la Louisiane (Hein ? oui, j'aime bien finir sur un cliché).

SF uchronique : Le printemps russe, de Norman Spinrad


La science-fiction a ceci d'amusant qu'au fil des années, voire des décennies, certains romans que l'on pouvait classer initialement sous l'étiquette "anticipation" sont devenus tellement caduques qu'il est nécessaire de les lire désormais comme des uchronies. C'est le cas du Printemps russe de Norman Spinrad, une vaste fresque à la fois politique, sociale et familiale sur fond de conquête spatiale. L'épaisseur du roman, qui s'étale tout de même sur près de 800 pages, laissait augurer du meilleur, tout du moins si l'on s'en tient à ce qu'annonce la quatrième de couverture, et Norman Spinrad n'est pas non plus le premier des débutants ; même si dès le départ, l'auteur se prête à un exercice hautement périlleux, qui ne pouvait déboucher que sur une magnifique gamelle. Mais il faut bien reconnaître que publier en 1991 un roman sur l'avenir du bloc soviétique avait quelque chose d'à la fois hautement casse-gueule et extrêmement culotté. A condition de ne pas avoir de connaissances trop approfondies sur la géopolitique de l'URSS, l'on pouvait encore se laisser prendre au jeu à l'orée des années 90. Hélas, force est de constater que 18 ans après sa publication originale, Le printemps russe ressemble à une oeuvre parfaitement bancale, tant sur le plan littéraire que sur celui de l'analyse politique.

La toile de fond de cet imposant roman est finalement assez simple. Alors que les Etats-Unis s'enfoncent dans une lente récession économique, sous le poids de sa dette publique et de ses dépenses militaires abyssales (notamment en raison du programme militaire spatial, sorte de programme "Guerre des étoiles" rebaptisé désormais "Etoile d'Amérique"), que le pays s'enferme dans un réflexe protectionniste et autoritaire avec la bénédiction d'une bonne partie de la population, que "l'Amérique" jadis tant aimée et admirée est désormais honnie par une bonne partie de la planète en raison de ses agissements scandaleux en Amérique latine, l'URSS a quasiment achevé sa lente métamorphose amorcée sous l'ère de la pérestroïka habilement orchestrée par Gorbatchev. A peu de choses près, l'URSS a libéralisé son économie tout en préservant la mainmise du PCUS sur l'appareil d'état et sans que l'oppressante bureaucratie soviétique n'en ait souffert (ce qui paraît déjà plus étonnant). Le bloc soviétique, tout en maintenant son unité géographique et politique, s'est ouvert vers l'Occident ; tout du moins vers l'Europe, dont l'union est désormais achevée et qui représente la première puissance économique mondiale et la seule véritable fédération d'états démocratiques. Coincée entre l'impérialisme américain et le pseudo socialisme semi-autoritaire du bloc soviétique, l'Union européenne ne joue qu'un rôle de tampon économique et politique. Chose amusante, ce ne sont pas les Etats-Unis qui ont gagné la course aux étoiles, mais l'URSS, qui est bien la seule à croire en un avenir spatial pour l'humanité ; les Américains sont concentrés sur leur programme militaire, alors que l'ESA souffre d'un cruel manque d'ambition exacerbé par les éternelles hésitations politiques des européens. Mais les choses changent et les européens sont désormais prêts à inscrire leurs pas dans les traces des russes.
C'est la raison pour laquelle l'ESA débauche à grands frais un jeune ingénieur américain, Jerry Reed, qui végétait gentiment chez Rockwell en attendant que la Nasa/Pentagone se décide à envoyer à nouveau des hommes dans l'espace plutôt que des satellites militaires. Mais les choses ne sont pas si simples, Jerry Reed est détenteur d'informations et de technologies que les Américains ne veulent absolument pas voir tomber dans l'escarcelle des européens, et, à fortiori, encore moins dans celle des soviétiques. Contraint par les autorités américaines à faire un choix entre son rêve et son pays, Jerry Reed décide de faire défection et de rejoindre les rangs de l'ESA ; il est alors déchu de sa nationalité américaine et un retour aux Etats-Unis lui est désormais interdit. Mais son choix n'a pas seulement été dicté par sa conscience et son désir d'étoiles, les charmes de la jeune Sonia Gagarine ne sont pas totalement étrangers à cette décision de vivre désormais en Europe, aux côté de la femme qu'il aime. Autant dire que les soviétiques, désormais alliés des européens concernant le développement du programme spatial de l'ESA, voient d'un très bon oeil cette relation entre les deux jeunes tourtereaux.

On connaissait le talent de Norman Spinrad en matière de narration et son style percutant, voire coup de poing, fait comme d'habitude des merveilles lorsqu'il s'agit d'enquiller les 800 pages du roman, on connaissait également sa propension à truffer chaque chapitre de scènes de sexe assez crues, mais on connaissait moins le goût de l'auteur pour les romans feuilletons à la Santa Barbara (ou Dallas, c'est comme vous voulez). Et là, force est de constater que Spinrad se laisse quelque peu aller à la facilité. Si j'étais méchant, je dirais qu'en dehors du format et du langage un peu cru, Le printemps russe aurait parfaitement sa place dans la collection Harlequin. Le lecteur subit au fil de la narration, une succession de clichés et de scènes assez surréalistes chez un auteur dont on appréciait plutôt la férocité, l'ironie et la virulence du propos. Les Français s'appellent tous Marcel, Emile ou Nicole, Paris n'est que lumières et bistrots pittoresques à l'ombre des platanes (et si possible le long des quais de la Seine), les Russes sont tous des bureaucrates alcooliques dont l'esprit est totalement embrumé par la propagande du parti ; incapables du moindre sentiment, leur seul objectif est d'oeuvrer pour la gloire de la patrie, quel qu'en soit le prix. Certes, lorsqu'il s'agit de dénoncer les travers de l'Amérique, quitte à grossir quelque peu le trait, Spinrad est toujours aussi incisif, mais l'acidité de la critique est quelque peu tempérée par des dialogues ou des scènes d'un sentimentalisme larmoyant, voire d'un chauvinisme déplacé, souvent ponctuées d'un "Je suis fier d'être américain, même si mon pays fait de vilaines choses". On a connu l'auteur un poil plus subtil. On repassera également en ce qui concerne l'analyse géopolitique, à peu près du niveau de certaines conversations du café du commerce, ou sur les invraisemblances flagrantes qui parsèment le roman (on se demande bien comment un hippie à moitié socialiste pourrait bien arriver jusqu'à la présidence des USA , alors quand ce dernier désamorce ce qui s'annonce comme la troisième guerre mondiale à la façon d'un joueur de poker, on abandonne). Que Norman Spinrad se soit en grande partie trompé concernant l'évolution du bloc soviétique (même s'il faut lui accorder certains points) n'est pas le plus important, les meilleurs analystes se fourvoient eux aussi régulièrement, en revanche on peut être plus circonspect quant à sa capacité à maîtriser un roman aussi ambitieux. L'ensemble manque singulièrement de profondeur et de subtilité, d'autant plus que l'auteur n'y manie que très modérément le second degré.

Pour autant, Le printemps russe n'est pas totalement dénué d'intérêt car l'auteur s'y dévoile de manière assez prononcée ; Jerry Reed c'est un peu Norman Spinrad. Le déracinement, l'exil plus ou moins forcé, son amour pour Paris (même s'il est teinté de nombreux clichés), cette relation d'amour-haine avec son pays, la critique acerbe du modèle social américain et de son son système politique, son écoeurement vis à vis du monde politique en général et de la politique politicienne en particulier, on y retrouve nombre d'éléments du discours habituel de l'auteur, avec quelques remarques et quelques scènes empreintes d'un vécu réel que l'on sent nettement poindre ici et là. Tout cela fait incontestablement de Jerry Reed un personnage fort attachant, mais c'est sans doute insuffisant pour faire du Printemps russe une oeuvre majeure de Norman Spinrad.

Polar déjanté : Triggerfish twist, de Tim Dorsey


Complètment barré, totalement déjanté, définitivement loufoque, tels sont les termes qui viennent immédiatement à l'esprit à la lecture des romans de Tim DORSEY. Cet homme est fou, sachez le, et ses bouquins sont de petites pépites d'humour noir, de critique acide et de dinguerie totalement assumée. Tim DORSEY c'est drôle, intelligent, pétillant, absurde, mais surtout, ça n'a ni queue ni tête. Le pire c'est que ça marche.

A vrai dire, si vous souhaitez commencer par le début, la lecture de Florida Roadkill est à envisager, mais il ne s'agit pas à proprement parler d'un passage obligé car Triggerfish twist n'est pas une suite, même si l'on y croise plusieurs personnages récurrents créés par Tim DORSEY. En bon auteur du terroir, Tim DORSEY parle de ce qu'il connaît le mieux, à savoir la Floride et son cortège de doux dingues, d'allumés en tous genres, de voyoux à la petite semaine et autres dégénérés attirés par le soleil, la plage, les jolies filles et les alligators. Pour être honnête, chez l'écrivain américain les gens « normaux » se comptent sur les doigts de la main, alors lorsque la famille Davenport déboule de son Indiana natal du côté de Tampa, on se dit que le malentendu risque d'être de courte durée. Jim Davenport est consultant, c'est à dire que son boulot consiste à se balader d'entreprise en entreprise afin d'observer le travail des salariés et de pondre des rapports qui permettront à tout ce joyeux petit monde de travailler dans la joie et l'efficacité (voire la félicité). Aussi, lorsque la société qui emploie Jim ouvre une succursale à Tampa, ce dernier saute sur l'occasion et demande sa mutation pour la Floride. L'aubaine était trop belle, d'autant plus que la revue Où vivre en Amérique : les meilleures villes, vient de classer Tampa à la troisième place des villes les plus agréables du pays. Hélas, ce que ne sait pas Jim, qui en tous points représente la parfaite victime, c'est que ce classement est surtout le résultat d'une légère boulette, celle d'un stagiaire sous-payé du journal, visiblement fâché avec Excel. Les Davenport emménagent donc dans un joli petit pavillon de Tampa, du côté de Triggerfish Lane, un quartier en apparence plutôt tranquille : maisons cossues, pelouses bien entretenues, allées propres bordées de palmiers. Ce qu'ils ne savent pas non plus, c'est que ce quartier est la prochaine cible d'un agent immobilier véreux, qui projette de racheter toutes les maisons appartenant à des particuliers. Sa stratégie est d'une simplicité désarmante ; chaque fois qu'il rachète une maison, ce bon Lance Boyle installe des locataires douteux afin de faire fuir à vil prix les derniers propriétaires du voisinage. Une fois que Lance aura racheté l'intégralité du quartier, il lui suffira de raser toutes ces baraques miteuses pour y construire un magnifique centre commercial.

En réalité, si les Davenport et leurs malheurs de voisinage semblent constituer le point central du roman, Tim DORSEY émaille son histoire de personnages secondaires dont les parcours, tout aussi éditifants, viennent se greffer à la trame principale. Trame est cependant un bien grand mot pour ce qui s'avère être en réalité une succession de petites saynettes totalement ubuesques et loufoques. Le roman n'est d'ailleurs pas sans rappeler un certain Pulp Fiction, en plus barré. Ceux qui ont lu les romans précédents de l'auteur auront par ailleurs le plaisir de retrouver Serge A. Storms, psychopathe de son état, et ses deux comparses déjantés, Sharon la strip teaseuse cocaïnomane et Coleman, buveur impénitant de Budweiser et grand spécialiste du pétard. A vrai dire, tout ceci pourrait n'être qu'un vaste carnaval si, sous ce vernis qui craque de tous côtés, n'apparaissait une critique assez virulente de la société américaine. Et en la matière, on peut dire que DORSEY a la plume plutôt acérée et ses dialogues, taillés au millimètre, sont tout simplement exemplaires.Ecrit à un rythme effrené, Triggerfish Twist est très certainement la plus grande poilade de ces dernières années en matière de polar. Autant dire que Tim DORSEY tient la dragée haute à un Donald WESTLAKE ou un Charles WILLIAMS, ce qui n'est pas le moindre des compliments.

mercredi 20 mai 2009

BD blues : Le rêve de Meteor Slim


Il est noir, pauvre et décide un beau matin d'abandonner femme et enfant pour partir sillonner les routes du Mississippi avec sa guitare. Lui, c'est Edward Ray Cochran, alias Meteor Slim, et son rêve tient en quelques mots : devenir un bluesman. Mais plaquer trois accords sur une guitare en chantant quelques couplets sur douze mesures ne suffit hélas pas à faire de ce brave Ed l'égal d'un Charley Patton, car il lui manque l'essentiel, ce petit supplément d'âme qui donne au blues toute sa dimension culturelle et artistique. Et même s'il avait le talent, vivre de sa musique dans l'Amérique des années trente, alors que le pays vient de subir de plein fouet la crise économique, est loin d'être une sinécure. Pourtant Ed est tenace et son parcours relève tout autant de l'entêtement que de l'apprentissage. Les routes poussiéreuses du delta, les jukejoints crasseux où l'on joue pour quelques cents ou une bouteille de bourbon, l'alcool, les femmes, les embrouilles, tout cela ne l'effraie pas ; cette misère tragi-comique contribue à forger son expérience, enrichit ses textes et son jeu de guitare, qui se fait plus profond, plus mélancolique et plus subtil. Et puis il y a ces rencontres étonnantes. Robert Johnson d'abord, celui qui n'est ni encore un mythe ni même une icône, croise la route d'Ed, lui donne quelques leçons d'humilité, l'encourage à donner le meilleur de lui-même. Puis vient le grand Big Bill Broonzy, qui éclipse le temps d'une soirée le talent émergeant de notre apprenti bluesman, ou bien encore Johnny Shines, le grand ami de Robert Johnson. Ed traîne ses souliers usés sur toutes les routes du delta, de Memphis à Jackson, en passant par Clarksdale ou Cleveland, partout où l'on veut bien de sa musique il pose son sac et sa guitare, chante quelques chansons et repart vers une nouvelle destination. Ce quotidien sans lendemain, à la fois solitaire et riche en rencontres étonnantes, Ed en fait la matière première de sa musique ; tantôt triste et mélancolique, parfois drôle et coquine, mais toujours brute et sans artifices. Cette vie est pourtant comme un feu de paille qui se consume en quelques instants, intense mais brève. Les regrets et la culpabilité, finissent par l'assaillir et contribuent à achever définitivement la transformation de celui qui est devenu un bluesman et qui en a payé le prix. Ne dit-on pas que Robert Johnson avait vendu son âme au diable quelque part au croisement de Clarksdale, afin d'acquérir son talent. Le prix d'Edward Ray Cochran est, lui, sans commune mesure.



Avec cet album, Franz Duchazeau offre un hommage émouvant au delta blues. Le dessin au fusain, qui au premier abord peut déconcerter, colle à merveille à l'ambiance des années trente et à cette fable tragique et sombre. Chaque planche est un véritable travail d'orfèvre et l'on navigue entre le sublime et le magnifique. Ce graphisme épuré sert aussi le propos et contribue à mettre en valeur le sujet central de cette fresque : le blues. Cela n'est pas la première fois que le blues est mis en scène en bande dessinée, on pense notamment à la collection BD Blues proposée par les éditions Nocturne (déclinée également en BD Jazz), grâce à laquelle on peut découvrir la vie légèrement romancée de quelques artistes majeurs (B.B. King, Big Bill Broonzy ou bien encore Muddy Waters), en revanche, c'est bien la première fois que la réussite artistique est aussi totale ; à la fois respectueuse, émouvante et incroyablement juste. C'est également toute l'intelligence de Franz Duchazeau, que d'avoir imaginé un personnage fictif qu'il fait évoluer dans un cadre réel et réaliste ; son personnage n'écrase ainsi pas le récit et lui autorise certaines libertés qu'un respect scrupuleux de la biographie n'aurait pas permis. Tout amateur averti saura par ailleurs mesurer à sa juste valeur la connaissance profonde de Franz Duchazeau en matière de delta blues, qu'il conviendra d'apprécier en écoutant par exemple le double album « complete recordings » de Robert Johnson ou bien encore quelques blues bien roots signés Son House.

A noter qu'il existe un tirage de luxe de cet album, limité à 1000 exemplaires numérotés et signés, accompagné d'un disque vinyle comportant quatre titres. Franz Duchazeau a par ailleurs récidivé avec son dernier album, cette fois consacré à la musique country, intitulé « Les jumeaux de Conoco station ».

samedi 21 mars 2009

Polar de Harlem : La reine des pommes, de Chester Himes


A l'occasion de la sortie de Cercueil et Fossoyeur dans la collection Quarto de Gallimard (quand je vous disais que je faisais dans le recyclage de chroniques), un omnibus regroupant les huit romans du cycle de Harlem, il convient de revenir sur Chester Himes, auteur américain essentiel, que l'on a parfois un peu tendance à oublier. Pourtant, son influence sur des auteurs comme Donald Westlake ou bien encore Ed Bunker reste fondamentale. La reine des pommes, adapté en bande dessiné par Wolinski mais également au cinéma (« Rage in Harlem »), est sans doute son roman le plus connu. Et pourtant, rien de prédestinait Chester Himes à écrire des polars hard-boiled ; c'est sa rencontre avec Marcel Duhamel, traducteur et directeur de la collection Série Noire chez Gallimard, qui convainc l'écrivain qu'il a la capacité de se fondre dans le genre. Quatre semaines plus tard, l'auteur confie le manuscrit de La reine des pommes à Duhamel. Le roman obtient en 1958 le grand prix de la littérature policière, c'est le début du succès pour Chester Himes (tout du moins en France), qui avait déjà quitté les Etats-Unis plusieurs années auparavant, mais qui désormais s'installe définitivement en France. Hértier de Raymond Chandler et de Dashiell Hammett, Chester Himes n'a pas grand chose à leur envier, même si en l'occurence La reine des pommes, par son humour noir omniprésent, rappelle davantage 1275 âmes (Jim Thompson) ou bien encore Fantasia chez les ploucs (Charles Williams). Ses romans suivants sont plus sombres, politiquement plus engagés, dénonçant ouvertement la condition des noirs aux Etats-Unis.


« Si les coups durs, c'était du fric, y a longtemps que je s'rais millionnaire. »


La reine des pommes est le premier roman à mettre en scène les fameux détectives Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, deux policiers à la gachette facile, qui traînent leurs guêtres dans le ghetto de Harlem. Ils y cotoient la misère et la violence d'une population méprisée et matraitée par les blancs, qui se serre les coudes face à la police, mais ne pratique guère la solidarité outre-mesure. Vivre à Harlem, c'est un peu défier la mort chaque jour. Un secteur où seuls les proxénètes, les dealers et les entrepreneurs de pompes funèbres réussissent à faire leur beurre. Triste époque, triste quartier dans lequel même les petites frappes ont du mal à joindre les deux bouts. Entre deux combines foireuses, on tente tant bien que mal de ne pas se faire dépouiller, en espérant que demain sera mons pire qu'aujourd'hui.
Jackson, modeste employé de pompes funèbres ne roule pas franchement sur l'or, aussi lorsque deux malfrats à la petite semaine lui proposent de transformer ses pâles économies en gros tas de billets bien craquants, le petit noir au ventre bedonnant fonce tête baissée dans la combine. C'est que Jackson voudrait bien offrir quelques douceurs à sa belle, la très séduisante Imabelle, à laquelle il fait une confiance aveugle. A tort visiblement, puisque cette dernière est de mèche avec nos deux arnaqueurs, trop heureux de trouver un pigeon pour le fameux « coup de l'explosion ». En un tour de main, Jackson se retrouve dépouillé de ses économies et seul. Comble de la malchance, un faux policier tente de lui extorquer 500 dollars, qu'il s'empresse de faucher à son patron afin de ne pas finir en prison. Le pauvre benet, désargenté, abondonné, mis à la porte de son logement et recherché par la police pour vol et, croit-il, pour complicité avec de faux monnayeurs. S'enfuit demander l'aide de son frère jumeau, Goldy. Ce dernier, qui n'est pas né de la dernière pluie, n'est pas non plus le moindre des coquins ; le jour, il se déguise en bonne soeur afin d'extorquer quelques pièces aux passants, le soir, il retrouve quelques-uns de ses bons amis pour se shooter à l'héroïne et de temps à autres à la cocaïne. Accessoirement, Goldy fait également office d'indicateur de la police, car il n'y a pas de petit profit. Commence alors à travers les rues mal famées de Harlem, une course-poursuite digne des meilleurs vaudevilles.
A vrai dire, ce roman ne brille ni par la qualité de son intrigue, simplissime, ni par la véracité des procédures policières. Pas de temps mort, un ryhtme affolant, visiblement, l'auteur n'a que faire des règles classiques du roman policier, et c'est finalement tant mieux. A la fois très noir et loufoque au possible, La reine des pommes, sous cette apparence bon enfant, est également un portrait bien sombre de la situation dans les ghettos américains à l'orée des années soixante. Misère extrême, saleté, chomage, violence, racisme, il ne fait pas bon vivre à Harlem ou dans le Bronx, et pourtant aucun noir ne voudrait vivre ailleurs. Tout du moins, pas au milieu des blancs. Un paradoxe qui fait également toute la richesse de l'oeuvre de Chester Himes, à égalité sans doute avec la philosophie dont nous gratifient les personnages hauts en couleur de ses romans.

Polar romantique : Sylvia, de Howard Fast


Ecrivain engagé, sympathisant communiste, ce qui lui valut d'être inscrit sur la liste noire du maccarthysme, Howard FAST a dressé à travers une quarantaine de romans un portrait très personnel de l'Amérique. Ses ouvrages sont en grande partie inspirés par son enfance new-yorkaise. Une enfance difficile, dans un milieu social plutôt défavorisé. Un père qui ne travaille qu'épisodiquement, une mère décédée alors qu'il était encore très jeune, dès l'âge de onze ans FAST doit travailler pour subvenir avec l'aide de son frère aux besoins de la famille. Mais en dépit de ces difficultés, il parvient à fréquenter l'école et se prend de passion pour l'écriture. En 1932, il réussit à vendre une nouvelle au magazine « Amazing stories » pour la somme de 25 dollars. C'est décidé, il deviendra écrivain. Il se spécialise dans le roman historique et obtient un certain succès, avant que sa carrière ne soit stoppée net par son engagement politique. Entré en 1943 au parti communiste, ses ennuis commencent lorsqu'il entre dans le collimateur du comité MacCarthy, on lui demande alors de dénoncer les sympathisants communistes. Il refuse et écope de trois mois de prison. A sa sortie, plus aucun éditeur ne veut publier ses textes. Il publie « Spartacus » à compte d'auteur (qui sera ensuite adapté à l'écran par Kubrick), puis se lance dans le polar en utilisant des pseudonymes. Sylvia fait partie d'une série de treize romans publiés sous le nom d'E.V. Cunningham, dont douze portent le nom du personnage féminin principal de l'histoire.

Alan Macklin, détective privé désargenté, est engagé par un riche homme d'affaire californien afin d'enquêter sur le passé d'une jeune femme qu'il souhaite épouser. Cette dernière semble s'être construit une histoire personnelle assez éloignée de la vérité, qui laisse supposer qu'elle a quelque chose à cacher ? Macklin ne sait rien de Sylvia West, ou si peu, d'ailleurs s'agit-il de son véritable nom ? Muni d'un seul indice, un recueil de poésie que la jeune femme a publié à compte d'auteur, et d'un gros paquet de dollars destiné à payer ses frais et à arroser flics, indics et de manière générale toute personne qui pourra faire progresser l'enquête, Alan Macklin remonte la piste qui le conduira à découvrir le triste passé de Sylvia West. De Los Angeles à Pittsburgh, en passant par El Paso et New York, l'enquêteur met à nu la vie de la jeune femme, il découvre ses blessures, ses peurs et ses angoisses et, sans jamais avoir rencontré une seule fois Sylvia, il tombe amoureux. Mais Macklin est-il amoureux de Sylvia West ou bien de l'image qu'il s'est contruite d'elle au fil de son enquête ?

Sylvia est souvent considéré comme le roman le plus réussi d'Howard Fast, on ne saurait contredire les spécialistes du roman policier tant il est vrai que l'auteur a réussi à s'éloigner des canons du genre (pas de meurtre, pas de fusillade, pas de course poursuite), tout en rattachant son roman à la grande tradition du polar américain à la Dashiell Hammett. Macklin se défend sans cesse d'être un détective privé classique, mais il en a pourtant tous les attributs. Intelligent et cultivé, il porte un regard noir et cynique sur le monde qui l'entoure, à la manière d'un Philip Marlowe ou d'un Sam Spade, ce dur à cuir est au fond un idéaliste désabusé auquel la vie n'a réservé que des crasses. En reconstruisant le passé de Sylvia West, Macklin découvre un être avec qui la vie a été encore moins tendre et c'est assez logiquement qu'il en tombe amoureux.
L'écriture de Fast n'est pas en reste, assez éloignée de ses pairs qui pratiquaient abondamment l'écriture behavioriste, où les personnages se révélaient à travers leurs actions, elle laisse davantage place à l'introspection et à la réflexion de Macklin, qui apparaît comme un personnage complexe, intelligent, sensible et extrêmement lucide, notamment vis à vis de son métier. Le style quant à lui, irréprochable, bénéficie d'une assez bonne traduction.
Un très beau roman, terriblement efficace, qui résonne durablement dans l'esprit du lecteur une fois la dernière page tournée.

samedi 14 mars 2009

Tchernobyl, confessions d'un reporter, d'Igor Kostine


Comment rendre compte de l'horreur d'une catastrophe comme Tchernobyl, d'un mal invisible appelé radioactivité, qui ravage un territoire vaste comme un département français (et bien au-delà encore) en l'espace de quelques secondes sans que la moindre feuille ait tremblé ? En rapportant les témoignages des survivants de ce que l'on peut appeler un cataclysme thermo-nucléaire, Svetlana Alexievitch nous avait déjà confronté à l'horreur, à la maladie et à la mort, mais surtout à l'indifférence d'un système qui préférait le silence à la vérité.

Surnommé « l'homme légendaire » par le Washington Post, Igor Kostine fut l'un des témoins privilégiés de la catastrophe. Le 26 avril 1986, quelques heures seulement après l'explosion du réacteur, le reporter-photographe de l'agence Novosti se rend en hélicoptère sur les lieux du drame ; muni de son appareil photo, il mitraille la centrale éventrée sans réaliser immédiatement l'importance du danger. Au dessus du chaos, Kostine perçoit la chaleur affolante du réacteur en fusion, son appareil se grippe, des bouffées de radioactivité l'assaillent, Kostine a de plus en plus de difficultés à respirer et à avaler sa salive. Rapidement l'hélicoptère fait demi-tour et retourne à Kiev. Kostine fonce dans son labo pour réaliser que les vingt malheureux clichés qu'il a pu prendre ont été intégralement noircis par la radioactivité. Sans qu'il ait encore compris l'étendue du danger, Kostine vient déjà d'être gravement irradié. Seul un cliché, de mauvaise qualité, est sauvé ; il fera le tour du monde car il s'agit de la seule photographie au monde datant du jour même de la catastrophe. Pendant ce temps, l'information se propage à l'étranger grâce aux images prises par un satellite espion américain, alors même que les gens sur place ne savent toujours pas ce qu'il s'est réellement produit. Gorbatchev comprend alors qu'il ne peut cacher plus longtemps l'accident. Cinq médias russes reçoivent alors des accréditations pour se rendre sur les lieux, dont l'agence de presse Novosti dont fait partie Igor Kostine. Ce n'est que trois jours plus tard que La Pravda révèle enfin qu'un « incident » a eu lieu à Tchernobyl, sans publier une seule photo. Ni le gouvernement ni les scientifiques n'expliquent qu'il sagit d'un accident nucléaire majeur, nul ne s'étend sur l'ampleur de la catastrophe, sur les morts et les blessés, sur les doses massives de radioactivité libérées dans l'atmosphère. C'est le blackout médiatique.

Kostine, lui, décide de rester sur place pour témoigner de l'incroyable sacrifice de ses compatriotes. Des centaines de milliers d'hommes et de femmes choisissent (selon la version officielle) de sacrifier leur vie pour arrêter la réaction de fusion du réacteur, déblayer les décombres de l'explosion, décontaminer au plus vite les lieux et construire un sarcophage de béton. Les pilotes chargés de larguer les sacs de sable au-dessus du réacteurs ont des malaises en plein vol, les protections sont ridicules (des hommes transportent à mains nues des blocs radioactifs) et la moindre tâche est interrompue au bout de quelques minutes en raison des radiations. Kostine se lie rapidement d'amitié avec ceux que l'histoire retiendra sous le nom de « liquidateurs », son témoignage, au plus près de ces hommes et de ces femmes, révèle l'ampleur de leur sacrifice et les moyens dérisoires dont ils disposaient. Sans le travail des 800 000 liquidateurs qui se sont succédés, l'ampleur et les conséquences de la catastrophe auraient été bien pires, en Ukraine et en Biélorussie, mais également dans le reste de l'Europe, dont la moitié de la population aurait dû être déplacée et dont la moitié de sa superficie n'aurait plus été cultivable. Jour après jour, Kostine photographie, jetant des kilos de pellicules rendues hors d'usage par les radiations, usant trois appareils photo Nikon et accessoirement sa santé. Mais le travail d'Igor Kostine ne se limite pas au travail des liquidateurs, aussi important soit-il, il témoigne également de la détresse des populations locales durant les vingt années qui ont suivi la catastrophe. L'évacuation des villes et des villages, l'exode forcé, les cimetières de machines poubelles nucléaires à ciel ouvert, les jardins et les vergers contaminés, la mort, la maladie, le désespoir, mais aussi le courage de ces populations confrontées à un mal insidieux, un danger que l'on ne peut voir mais qui détruit de l'intérieur.

La photographie de Kostine, alternant aléatoirement couleur et noir et blanc, dépasse le simple pouvoir de l'imagination. Il faut voir pour croire, car le texte, aussi puissant soit-il ne peut révéler certaines horreurs et certaines horreurs ne peuvent être révélées que par la légende qui accompagne la photographie. Comme ce paysage idyllique où poussent les coquelicots et les pissenlits sous un ciel bleu azur, un paysage bucolique vers lequel on aimerait s'élancer mais au milieu duquel trône un panneau frappé du signe de l'atome. Une scène allégorique, qui nous rappelle une triste réalité, mais qui recèle aussi un peu d'espoir.
Aujourd'hui, Igor Kostine est toujours en vie.

1275 âmes, de Jim Thompson : chef d'oeuvre absolu du polar américain


Nick Corey est le shérif pas très net du petit comté de Pots, le garant de l'ordre et de la loi parmi une population qui manque singulièrement de classe. Entre d'indécrotables ploucs au quotien intellectuel plus proche d'une moule que de l'être humain moyen et de gentils notables pas très dégourdis mais pleins de bonne volonté, on peut dire que le shérif Corey est bien entouré. Mais ce serait oublier qu'il est marié à une femme acariâtre et flanqué d'un beau-frère à moitié décérébré dont l'occupation principale consiste à épier sous les fenêtres des jolies dames la nuit venue. Heureusement notre shérif sait prendre du bon temps et mène une relation épuisante avec une maîtresse qui sait tirer le meilleur de lui même, c'est à dire pas grand chose. Persuadé, à juste titre, que ses concitoyens seraient bien embêtés s'il se mettait subitement à faire respecter la loi, le shérif Corey organise ses journées en bon partisan du moindre effort : sieste, repas pantagruelliques, petit tour de la ville avec force poignées de main, visite des commerçants, ... Mais fatigué d'être entouré par un ramassis d'ivrognes et de salopards en tous genres, Nick a décidé de prendre les choses en main, c'est-y qu'il n'est pas bien intelligent notre shérif, mais il sait pourtant bien s'y prendre pour tourner les choses à son avantage. Ce n'est pas tant qu'il soit foncièrment honnête, oh non, il touche gentiment quelques pots de vin, graise la patte quand il le faut. Non ! Ce qui le préoccupe se sont les prochaines élections, qu'il pourrait bien perdre, et avec, sa paye confortable et son logement de fonction au-dessus du tribunal. Alors le shérif Corey met la machine en marche. Il commence par se débarrasser de deux maquereaux qui témoignaient fort peu de respect pour ses fonctions et n'étaient guère plus impressionnés par son uniforme et sa pétoire, élimine d'un bon coup de fusil le mari de sa maîtresse devenu gênant et songe sérieusement à se débarrasser de sa femme et de cet imbécile qui lui fait office de beau-frère. Toute l'habileté de Nick réside dans sa capacité à réaliser ses plans sans que le moindre soupçon ne vienne l'éclabousser, et pour faire porter le chapeau à d'autres il sait y faire.

Quelque part à mi-chemin entre Fantasia chez les ploucs et Shérif fais moi peur ! (ben oui, on a les références qu'on peut), Jim THOMPSON dresse le portrait sans concession de l'Amérique profonde des années vingt. Un portrait un vitriol dont les personnages, bruts de décoffrage, sont passés à la moulinette d'un auteur qui aime en accentuer les traits jusqu'à l'exagération. Chez TOMPSON tout le monde est pourri, vendu, corrompu, incestueux, alcoolique ou bien encore volage, et le shérif Corey est bien le pire de tous. Le récit est habile et les situations, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, sont à hurler de rire, ou de consternation. Meurtres en tous genres, règlements de compte, tromperie, menterie, mauvaise foi, les pires travers de l'homme (et accessoirement de la femme) sont égrainés un à un, jusqu'à la nausée. Le style est époustouflant et la narration de Jim THOMPSON est absolument magistrale ; à la première personne, elle nous met directement dans la peau de Nick, cet être que l'on prend d'abord pour un misérable plouc, mais dont l'esprit retors et finalement incroyablement subtil ne cesse de nous étonner. Nick est un salopard, certes, mais un salopard touché par le génie dans sa capacité étonnante à manipuler les esprits sans avoir l'air d'y toucher. Ses machinations tortueuses forcent l'admiration, en dépit de leur intolérable cruauté ; âmes sensibles s'abstenir.

Polar Redneck : Fantasia chez les ploucs, de Charles Williams


Billy, sept ans, parcourt depuis qu'il sait poser un pied devant l'autre les champs de course de l'Est des Etats-Unis en compagnie de son père, bookmaker de son état. Billy et son père ne sont pas bien riches, c'est tout juste s'ils ramènent suffisamment d'oseille pour tenir jusqu'à la prochaine course. Jusqu'au jour où les bonnes oeuvres cherchent à séparer Billy de son père (qu'il appelle Pop) afin de le placer dans un foyer ; il est bien connu qu'une vie aussi dissolue n'est pas faite pour les enfants. Pop pousserait bien sa vieille guimbarde jusque sur la côte Ouest, mais le portefeuille persiste à demeurer aussi plat qu'un ballon de baudruche dégonflé. Alors c'est dans le ferme de l'oncle Sagamore, perdue quelque part du côté du Kentucky, qu'ils feront halte pour se mettre au vert assez longtemps pour se faire oublier des autorités compétentes. Billy n'a jamais rencontré l'oncle Sagamore, mais l'idée de passer un moment à la ferme n'est pas pour lui déplaire, reste que Sagamore Noonan est un sacré lascar. Tout ce qui peut prêter à un trafic quelconque, Sagamore s'y intéresse, même si la contrebande de tord-boyaux est un peu sa spécialité. Evidemment, l'oncle Sagamore est aussi la bête noire du Shérif local, qui tente depuis des années, sans aucun succès, de coincer ce bon Dieu de malheur de fermier. Alors lorsque deux Noonan se retrouvent, vous imaginez bien que les ennuis de la police locale ne sont pas près de s'arranger. Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà qu'un caïd de la pègre pointe le bout de son nez, en compagnie d'une charmante demoiselle (effeuilleuse de profession) recherchée à la fois par les gros bonnets de la mafia et par la justice, pour une sombre histoire de procès. Evidemment, tout ce beau monde se retrouve chez ce bon Sagamore Noonan, dans ce qui s'annonce comme la pétaudière la plus infernale de tout l'Est des Etats-Unis.
Fantasia chez les ploucs est un OLNI (Objet Littéraire Non Identifié), mélange habile de polar et de roman agraire mâtiné d'une bonne dose d'humour, auquel on a du mal à trouver un équivalent. Evidemment on pense à 1275 âmes de Jim Thompson, en moins cruel, ou bien encore à Jusqu'à plus soif de Jean Amila (qui s'inspire d'ailleurs en grande partie de Fantasia chez les ploucs). Tout le génie de Charles Williams est d'avoir adopté le point de vue d'un enfant de sept ans ; un gentil garçon qui assiste tout ébahi, et avec la candeur que l'on attend d'un enfant de cet âge, aux machinations alambiquées (c'est le cas de le dire) des adultes. Billy est entraîné dans une affaire de contrebande le plus naturellement du monde, contribue à ridiculiser la police locale en toute bonne volonté, se lie d'amitié avec une stripteaseuse qu'il trouve en tout bien tout honneur « vraiment très jolie », joue à la chasse au lapin avec des gangsters équipés de mitraillettes et accessoirement se rend utile dès qu'il le peut. Billy est un garçon honnête et plein de bonne volonté, un peu le contraire de son oncle Sagamore, qu'il trouve cependant tout à fait sympathique. Immoral et pourtant irrésistiblement drôle (la roublardise de Sagamore Noonan vaut quand même son pesant de cacahouètes, un véritable génie dans son domaine), Fantasia chez les ploucs est un véritable plaisir de lecture grâce à l'écriture et à la finesse d'esprit de son auteur ; les mots, le phrasé sont très accessibles, et pour causes ils sont ceux d'un enfant de sept ans. Evidemment, toute la saveur du roman vient également du décalage permanent entre l'action décrite et les commentaires du narrateur. L'enfant ne distingue pas grand chose de la formidable roublardise de son oncle et de son père, des plans machiavéliques qu'ils élaborent en permancence pour rouler le shérif du comté et ses adjoints. S'il sait par ailleurs apprécier la beauté de Miss Harrington (alias Caroline Tchou Tchou), il n'en perçoit en aucune manière la sensualité explosive, qui affole en permanence les compteurs des mâles environnants. Alors que Jim Thompson dressait un portrait au vitriol du redneck moyen, amusant certes mais surtout grinçant, Charles Williams ne s'écarte pratiquement jamais du registre comique et de la farce bon enfant. Bref, savourez ce petit bijou d'humour noir, mais prenez garde tout de même aux crampes d'estomac.
A noter que ce roman a été adapté au cinéma par Gérard Pirès au début des années 1970, un film dans lequel on retrouve l'excellentissime Jean Yanne, mais également Lino Ventura. Une adaptation qui semble réussie, mais dans laquelle on perd cependant une certaine innocence.

La chute de la CIA, de Robert Baer


Pendant un quart de siècle Robert BAER a travaillé pour la CIA en tant qu'officier à la direction des opérations (DO), c'est à dire la division de la CIA qui officie sur le terrain, l'autre branche de la CIA étant la direction du renseignement (DR : regroupe les analystes et autres spécialistes de géopolitique officiant dans les bureaux). En d'autres termes et pour rattacher cet excellent livre à l'univers plus folklorique de la littérature et du cinéma, Robert BAER est un agent secret, un espion, l'alter-ego de James Bond. Au risque d'en décevoir plus d'un, il convient cependant, afin de partir sur de bonnes bases, d'oublier toute imagerie d'Epinal et autres clichés de pacotille. Le monde du renseignement n'a pas grand chose à voir avec James Bond, ni même avec Jason Bourne, ne vous attendez pas à des exploits de la part de Robert BAER, il n'est ni une tête brûlée ni un super-soldat équipé des derniers gadgets de la CIA. Evidemment, à l'occasion il peut utiliser quelques bricoles high-tech, mais en général son seul artifice est un téléphone satellitaire ; avouez que tout ceci paraît soudain moins romanesque.

Les mémoires de Robert BAER ont également inspiré le film Syriana, qui se contente pourtant d'en capter la philosophie et la quintescence et non le fil narratif, il paraît en effet difficile résumer en deux heures 25 ans d'une carrière riche en événements et d'une très grande complexité géopolitique. De l'Irangate à Oussama Ben Laden, en passant par la chute de l'URSS et la guerre du golfe, la carrière de Robert BAER est marquée par son engagement et sa lutte contre les réseaux terroristes issus de l'Islam radical. Un engagement, oui, car BAER est issu de l'ancienne école, celle des barbouzes de l'OSS, celle des adeptes du contact sur le terrain, de la prise de risque et de l'affrontement nécessaire. Face à lui, le terrorisme islamiste et..... la bureaucratie américaine. Car l'administration fédérale n'est pas le moindre des adversaires et louvoyer dans les méandres de Washington relève du parcours du combattant. Politiciens verreux et fonctionnaires carriéristes infestent les couloirs de la Maison blanche et du Congrès, sans compter les pressions en tous genres, court-circuitages de dernière minute et autres actions de lobbying liées à des intérêts économiques. Pendant que les technocrates bataillent pour le pouvoir à Washington et que les pôts de vin fleurissent sous les tables des restaurants chics de la capitale, les officiers de la CIA tentent de faire leur boulot sur le terrain, collectent des renseignements capitaux pour la sécurité nationale, nouent des contacts avec des agents étrangers et tentent tant bien que mal de déjouer les plans d'une mosaïque terroriste aussi complexe que floue. L'incompréhension de BAER face aux décisions prises par l'administration américaine est d'autant plus facile à comprendre qu'elle n'est souvent dictée que par le politiquement correct, la diplomatie molle ou pire, des intérêts purement mercantiles. En se reposant, dans le domaine du renseignement, non plus sur le facteur humain (les agents sur le terrain, les officiers de liaison, les analystes), mais sur une batterie de technologies high tech (satellites espions, réseaux de surveillance des télécommunications), Washington fonce droit dans le mur, négligeant ou sous-estimant des données bien réelles, solides et fiables.

La fin du livre est d'ailleurs à ce titre la plus édifiante. A la suite d'une opération avortée en Irak, Robert BAER est rappatrié en urgence aux Etats-Unis, définitivement grillé auprès de l'administration puisque catalogué comme dangereux fouteur de merde,il est nommé à la tête du service en charge du Proche Orient. Un travail administratif qu'il prend pourtant à coeur puisqu'il consiste à coordonner l'action des agents sur le terrain. Très à l'aise sur le théâtre des opérations, BAER apprend également à l'être sur l'échiquer politique afin d'éviter les pièges et autres chausse-trappe de Washington. Ce qui ne l'empêche pas de se heurter à un mur. Ses alertes concernant différents mouvements islamistes, entre autres celui d'Oussama Ben Laden, restent lettre morte, même lorsque les connexions les plus inquiétantes sont mises à jour (notamment lorsque certaines organisations de façade laissent entrevoir les liens de plusieurs groupes terroristes avec les autorités iraniennes). Les intérêts financiers semblent prévaloir sur la sécurité nationale et le lobby du pétrole est bien plus puissant qu'un simple cadre de la CIA. L'organisation est d'ailleurs sur le point d'être démantelée au milieu des années 90, sous les coups de boutoirs du FBI (pendant des dizaines d'années, J. Edgar Hoover a souhaité s'accaparer les prérogatives de la CIA, notamment en matière de contre-espionnage) et du NSC (National Security Council). Les anciens cadres de la CIA sont remerciés pour être remplacés par des technocrates sans expérience et sans culture du renseignement, la chasse aux sorcières comme au bon vieux temps du maccarthysme est lancée. Sur le terrain on envoie d'anciennes secrétaires ou des bureaucrates sans aucune formation, de toute façon leur rôle consiste non pas à recruter des contacts et à collecter des infos, mais se borne aux relations publiques ; ces hommes représentent la CIA à l'étranger, ni plus ni moins. Au siège de la CIA plus personne n'est capable de parler le Farsi et ne parlons pas des dialectes plus exotiques, pour lesquels l'agence n'arrive même plus à recruter de traducteur. La CIA est progressivement vidée de sa substance, son rôle s'estompe au profit d'autres agences gouvernementales, dont les objectifs ne sont pas toujours similaires, ni toujours très clairs.

Il ne s'agit pas de faire de l'angélisme et de chanter une ode à la gloire de la CIA, mais la thèse de BAER est tout à fait défendable dans le sens où cette gabegie a été à l'origine de l'aveuglement des autorités américaines face au terrorisme. Confortée dans son sentiment de toute puissance et sûre de sa suprématie technologique, l'Amérique a négligé l'essentiel, ignorant des signaux d'alerte évidents pendant que l'adversaire fourbissait ses armes dans l'ombre.
Extrêmement intéressant, fiable, le témoignage de Robert BAER est précieux et passionnant ; un outil utile à la compréhension des enjeux stratégiques de ces vingt dernières années en matière de géopolitique du Proche-Orient. Les amateurs de révélations fracassantes et d'action débridée en seront pour leurs frais, même si l'on apprend un certain nombre d'anecdotes assez savoureuses au cours du récit. De même que les espions en herbe seront dépités de constater finalement la banalité relative du métier d'agent secret, un travail qui relève d'avantage de l'enquêteur méthodique que du soldat de choc.

Robert BAER a démissionné de la CIA en 1997.

La bête contre les murs, d'Edward Bunker


Edward Bunker (décédé en 2005)  a passé dix-huit années de sa vie en prison, et pas dans des établissements des plus faciles. Enfance difficile, adolescence rebelle qui le conduit directement en prison, sans passer par la case départ, mais plutôt par la case maison de correction, et sans toucher 20 000 francs, Bunker connaître le crime et la justice le lui rend bien en ne lui faisant aucun cadeau. C'est notamment à San Quentin (prison réputée la plus difficile des USA), dont il fut le plus jeune prisonnier, que Bunker découvre la littérature, il dévore tout d'abord tout ce qui se présente à lui, puis devient de plus en plus sélectif pour s'intéresser aux plus grandes oeuvres de la littérature américaine et étrangère. Mais c'est à travers l'écriture qu'il connaît véritablement la rédemption, il rédige lors de ce premier séjour à San Quentin ses premières nouvelles sans trouver d'éditeur. Sorti de prison, il viole sa conditionnelle pour plusieurs délits (extorsion de fonds, faux chèques, cambriolages, ....) et se retrouve à nouveau derrière les barreaux, cette fois-ci pour 14 ans. Il continue d'écrire, toujours des nouvelles, mais également quatre romans. Bunker vend son sang pour récupérer un peu d'argent et envoyer ses manuscrits à différents éditeurs, en vain. A 34 ans il sort de prison, et replonge quelques mois plus tard, faute de perspectives de réinsertion. Cette fois-ci, c'est dans la prison de Marrion (Illinois) qu'il atterrit, autre lieu de perdition célèbre pour sa violence quotidienne. C'est là qu'il rédige le premier roman à trouver un éditeur en 1973 (Aucune bête aussi féroce), ainsi que des articles sur les conditions carcérales dans les prisons américaines. Libéré en 1975, sa notoriété commence à augmenter, notamment grâce à l'adaptation cinématographique de son premier roman. Bunker publie trois autres romans, avant ensuite de se tourner vers Hollywood. Il écrit quelques scénarios puis obtient des petits rôles (notamment Mister Blue dans "Reservoir Dog"). Le succès de ses oeuvres en Europe, puis l'adaptation cinématographique d'un autre de ses romans, La bête contre les murs (sous le titre Animal Factory), relança sa carrière au cours de ces dernières années.

La bête contre les murs n'est pas une autobiographie, mais le roman comporte une grande part de vécu. On sent que tout y est authentique, la violence, certes, mais aussi l'humanité/inhumanité de ces hommes que l'on enferme parfois à vie et pour lesquels il n'existe à peu près aucune perspective de réinsertion. Lorsqu'un homme entre à San Quentin, il est marqué à vie et il ne peut en ressortir qu'une bête. L'histoire de ce roman a le mérite d'être simple : Ron Decker, 25 ans, est incarcéré à San Quentin pour trafic de drogue. Dans la cour de la prison, le jeune homme se fait rapidement remarquer pour son physique plutôt avenant et sa jeunesse, qui en font un cible de premier choix pour des prisonniers en quête de chair fraîche. L'avenir de Ron apparaît plutôt obscur, jusqu'au jour où Earl, vieux taulard influent en membre de la fraternité blanche, se prend d'amitié pour lui et décide de le prendre sous son aile. Le roman est étonnant à plus d'un titre car il dresse à la fois un portrait sans concession du milieu carcéral américain (administration verreuse, réinsertion inexistante, violence extrême des prisons américaines, corruption des gardiens, trafics en tous genres, racisme et guerres interraciales....) tout en racontant l'histoire d'une amitié forte entre deux hommes, qui révèlent progressivement la complexité de leur personnalité, leur intelligence et leur sensibilité, mais également toute la fureur de leur violence. Aucun manichéisme, aucun faux-semblants, tout est brut, tout est vrai dans cette description d'un monde à la fois effrayant et fascinant. La prison est une micro-société qui a ses règles, ses tabous, ses légendes, la justice et le droit n'y ont pas cours. C'est une jungle dans laquelle il faut se montrer le plus fort, où être isolé est signe de mort, et pourtant il est parfois possible d'y trouver une parcelle d'humanité.


Bref, un roman pas forcément à conseiller aux âmes sensibles, mais d'une force et d'un souffle incroyables.

Cap sur la gloire, d'Alexander Kent


Alexander KENT ou l'héritier annoncé de C.S. FORESTER


Au commencement furent Falkner, Defoe et Stevenson, puis vint C.S Forester et son inoubliable captitaine Horatio Hornblower, immortalisé au cours des années cinquante par Hollywood. Durant quelques années, le roman d'aventure maritime britannique chercha un successeur à Forester, sans trouver hélas chaussure à son pied. C'est alors qu'apparut Alexander Kent (né Douglas Reeman), ancien officier de la navy et modeste écrivain, qui, après une carrière en dent de scie, publia en 1968 le premier d'une longue série de romans décrivant les aventures du capitaine Richard Bolitho. Le roman d'aventure maritime avait à nouveau trouvé son maître (n'oublions pas tout de même l'Irlandais Patrick O'Brien). A ce jour, plus de 36 romans, traduits en quatorze langues, ont été publiés au Royaume Uni ; en France, la publication est encore en cours, à raison d'un volume par an. La série est disponible chez Phebus, dont une bonne partie dans la collection Libretto, vendue à un tarif très abordable.


Capitaine de sa majesté

Les aventures du capitaine Bolitho peuvent se lire dans un ordre parfaitement aléatoire, Cap sur la gloire fut le premier volume à paraître au Royaume Uni, mais les inconditionnels de l'ordre chronologique peuvent entamer leur lecture par A rude école, dans lequel Richard Bolitho n'est encore qu'aspirant de marine.
L'action des romans de Kent se situe à une époque charnière de l'histoire, fin XVIIIème début XIXème ; l'Europe est en pleine crise politique et les alliances se nouent et se dénouent au rythme des batailles et des coups de force. C'est également à cette période que la marine à voile connaît son apogée, notamment en Angleterre, qui, grâce à sa puissante marine de guerre domine les mers et les océans du monde entier. La France ou l'Espagne ne peuvent guère lui opposer qu'une résistance de principe. Vaisseau emblématique de la Royal Navy, la frégate de 74 canons, navire rapide, maniable et suffisamment puissant pour soutenir un combat naval d'envergure, fut probablement à l'origine des nombreuses victoires anglaises. C'est sur ce type de bateau que nous invite à voyager Alexander KENT.
Janvier 1782, le capitaine Richard Bolitho reçoit l'ordre de prendre le commandement de la Phalarope et de conduire le bâtiment dans les Caraïbes, où la flotte française de l'amiral De Grasse prête main-forte aux navires américains, alors en pleine guerre d'indépendance contre la couronne britannique. Mais l'honneur est à double tranchant, si l'amirauté fait confiance au jeune capitaine pour rétablir l'ordre sur un navire qui à frôlé la mutinerie, elle s'hésitera pas à le sanctionner si sa mission échoue. L'équipage de la Phalarope, mené avec cruauté par le précédent commandant, est au bord de la crise de nerf, et Bolitho aura pour première tâche de rétablir un semblant de discipline tout en gagnant la confiance et le respect de ses hommes. Un objectif d'autant plus difficile à atteindre que le vice-amiral de la flotte lui confie quelques gredins de la pire espèce pour compléter son équipage.

Branle-bas de combat

De l'action, les romans d'Alexander KENT n'en manquent pas et les combats navals sont décris avec une minutie et un souci du détail qui forcent le respect. Le tout manié dans une langue qui surprend par la maîtrise de son vocabulaire, mais qui n'exclue pas toutefois des passages d'un lyrisme saisissant. Seul bémol, les néophytes de la marine à voile risquent de passer de longs moments plongés dans leur dictionnaire, car les termes techniques sont légion et nécessitent parfois quelques explications. Mais une fois intégré le vocabulaire maritime de base, la lecture devient un véritable plaisir. Néanmoins tout ceci pourrait devenir rébarbatif si l'auteur n'avait un talent certain pour nous proposer des personnages d'une étonnante profondeur psychologique, du simple matelot à l'officier en second, KENT prend le temps de construire ses personnages, de leur donner un vécu, des sentiments, ... en un mot, une histoire. Le tout donne un aperçu très vivant de l'ambiance et de la vie à bord de ces formidables forteresses des mers, que nombre de marins considéraient avant tout comme des prisons d'eau et de bois. Entre la mort par noyade et la mitraille de l'adversaire, les perspectives de carrière étaient en effet limitées pour ces hommes souvent enrôlés de force et l'espoir de revoir la terre ferme était finalement bien mince.

Le blues : voyage à la source



Alors que le blues est probablement la musique la plus importante du XXème siècle, titre que lui dispute souvent le jazz, mais qu'il serait stupide de vouloir opposer, cette musique a comparativement peu inspiré les écrivains. Ce qui explique sans doute que la littérature sur le sujet soit assez peu abondante. Certes, l'indispensable Gérard Herzhaft a grandement contribué à combler le vide, notamment grâce à sa fameuse Grande encyclopédie du blues, que tout amateur de blues qui se respecte se doit de posséder, mais force est de constater qu'en dehors des inestimables contributions léguées nos amis anglo-saxons, il n'y a guère de quoi se mettre sous la dent. Aussi, lorsque les éditions Naïve proposent une traduction française d'un ouvrage américain destiné à accompagner la série de documentaires produite par Martin Scorsese, on ne fait guère la fine bouche, même si l'on tique un tantinet face à la démarche commerciale de l'éditeur. Ces précautions prises, on aurait tort tout de même de se priver d'un tel ouvrage, d'une part parce que si Scorsese est mis en avant, il n'est en aucun cas responsable de la publication de ce livre, dirigé par Peter Guralnick, Christopher John Farley et quelques spécialistes américains du blues, d'autre part parce que ce document propose un contre-point et un complément fort intéressants (oserais-je dire plus intéressant) aux films produits par Scorsese.

L'ouvrage est organisé de manière assez simple. Une première partie, plutôt bien faite, est consacrée à l'histoire du blues, de ses racines jusqu'à ses influences les plus récentes sur la musique moderne. Les auteurs consacrent à cette synthèse une soixantaine de pages, esquissant un portrait assez juste et dans lequel tout amateur de blues se retrouvera. Evidemment, le tout reste un peu léger et pour aller en profondeur, il faudra probablement se tourner vers des ouvrages plus spécialisés. Autre regret, les trente dernières années de l'histoire du blues sont un peu trop rapidement esquissées, et l'on n'apprend à titre d'exemple quasiment rien sur le West Side Sound ou bien encore sur les rejetons modernes du blues. Passons, là n'est pas l'objet de ce livre. Chacun des sept autres chapitres est consacré à un film et propose une courte introduction du réalisateur, ainsi qu'un certain nombre de documents (d'époque ou pas). C'est d'ailleurs là que réside la grande force de cet ouvrage, car il n'est en rien un making-off publicitaire et sans intérêt, mais un véritable complément, riche d'informations. C'est l'occasion de s'attarder sur un artiste trop rapidement évoqué dans un film ou bien encore de proposer quelques traductions indédites d'interviews. On y trouve également de nombreux témoignages, d'amis, de membres de la famille, d'autres artistes ayant cotoyé une grande figure du blues ; ainsi, l'ouvrage propose par exemple un extrait de « Me and Big Joe » de Mike Bloomfield publié en 1980 ou bien encore quelques anecdotes de Hubert Sumlin, ancien guitariste de Muddy Waters et d'Howlin Wolf. Le tout est richement illustré de photographies, pas toujours inédites, mais bien choisies.

Nous sommes donc en présence d'un ouvrage intéressant, bien documenté et très soigné, qui s'adressera aussi bien à ceux qui ont vu les films produits par Scorsese qu'aux autres, puisque la lecture de ce livre n'est en aucun cas conditionnée par les sept documentaires de la série. Il s'agit également d'un complément intéressant à La grande encyclopédie du blues, grâce à ses nombreux témoignages sur les artistes du genre. Ceux qui veulent aller encore plus loin risquent néanmoins de rester un peu sur leur faim, mais en moins de 300 pages le résultat est cependant plus que correct. A titre personnel, j'aurais bien aimé que chaque film soit accompagné d'un complément de 300 pages, mais quel éditeur aurait pris un tel risque commercial ?

Fantasy polonaise : Le dernier voeu, de Andrzej Sapkowski


Quasiment inconnu en France Andrzej Sapkowski est en Pologne l'égal de Tolkien. Né en 1948, économiste de formation, Sapkowski a d'abord travaillé dans le commerce international avant de se mettre à l'écriture et de rafler en quelques années la vedette aux écrivains anglo-saxons de Big Commercial Fantasy (1,5 millions d'exemplaires de ses livres ont été vendus en Europe). Ces derniers n'ont qu'à bien se tenir car l'oeuvre de Sapkowski a donné naissance à une série télé (The Hexer), un long métrage adapté de la série, ainsi qu'à un jeu vidéo (The Witcher), qui contrairement aux deux tentatives précédentes, fut un immense succès international. Je ne vous cacherai pas que c'est d'ailleurs ce dernier qui fut à l'origine de mon intérêt pour l'oeuvre de cet écrivain polonais. Mais reconnaissons à Bragelonne, le mérite d'avoir cru en cet auteur bien avant le succès en France de l'adaptation vidéoludique des aventures de Géralt de Riv.

Evidemment, ce qui fonctionne dans un univers virtuel, où l'action et le gameplay priment souvent sur la qualité du scénario et la profondeur des personnages, ne garantit pas une oeuvre littéraire de qualité, loin s'en faut. Cependant, le personnage imaginé par Sapkowski, le sorceleur Géralt de Riv, à la fois sorcier et combattant (tueur de monstres plus précisément), est suffisamment travaillé et original pour aiguiser la curiosité des lecteurs rompus à toutes les sauces, parfois sans saveur, de la fantasy. L'univers mélange habilement les poncifs de la fantasy tolkiennienne avec quelques principes originaux issus de la mythologie slave, on y croise ainsi quantité de monstres plus ou moins familiers, des nains évidemment, mais aussi des elfes qui n'ont pas grand chose à voir avec les créatures graciles et raffinées de Tolkien. Les sorceleurs sont des êtres à part, des humains soustraits à la bienveillance de leurs parents dès leur plus tendre enfance, puis élevés dans l'objectif unique de devenir des chasseurs de monstres ; des mercenaires qui parcourent le pays de ville en ville, à la recherche d'un contrat pour éliminer tantôt une goule, tantôt une strige ou bien encore quelque bête fabuleuse qui hante d'obscurs marais. L'apprentissage est rude, mêlant entraînement physique, arts martiaux et magie, ainsi qu'une série de mutations chimiques destinées à permettre aux sorceleurs d'augmenter leurs capacités physiologiques. Les sorceleurs sont des êtres solitaires, qui sont à la fois craints et haïs par le reste de la population. Geralt de Riv est l'un de leurs plus illustres représentants, ses capacités et ses exploits sont connus dans certaines régions, sans pour autant que ces faits héroïques ne lui assurent la popularité ou la bienveillance de ceux qui font appel à ses services.

“Le dernier voeu” n'est pas à proprement parler un roman, mais plutôt un recueil de nouvelles mettant en scène Géralt de Riv. Sapkowski creuse peu à peu son personnage, lui imagine un passé (assez obscur) et un profil psychologique de plus en plus affiné (bon, ne nous voilons pas la face, c'est quand même en grande partie superficiel). Bref, sans atteindre une profondeur abyssale, le personnage de Géralt de Riv et la figure du sorceleur sont pour le moins réussis. Le cynisme et l'humour de ce dernier, le ton résolument adulte de l'ensemble, ainsi que les références plus ou moins détournées à l'univers des contes de fée ou de la fantasy (on y retrouve notamment une Blanche Neige, accompagnée de ses sept brigands, loin d'être aussi sage et naïve que l'originale ; une autre nouvelle fait clairement référence au conte de “La belle et la bête”), font que l'on ne tombe jamais dans le premier degré ; ni Sapowski ni sont lecteurs ne peuvent être dupes, il s'agit de littérature d'évasion sans autre ambition que le divertissement à peu de frais.

Seule ombre au tableau, et pas des moindres, la plume de Sapkowski est loin d'être à la hauteur, et l'écriture, bien que s'améliorant au fil des nouvelles, est probablement le grand point faible de cet auteur. D'autant plus qu'il est desservi par une traduction que l'on pourra, au mieux, qualifier d'exécrable.


L'univers de Sapkowski, sans être d'une grande originalité, saura sans mal convaincre les fans de “The Witcher”, les autres pourront à l'occasion tenter une aventure qui s'est avérée ma foi plutôt plaisante. Maintenant, si la Big Commercial Fantasy (car Sapkowski ne prétend pas vendre autre chose ) provoque chez vous des ulcères ou des crises d'urticaire, il serait préférable de passer votre chemin, ou de tenter directement l'approche vidéoludique.

mercredi 7 janvier 2009

Aquaforte de K.J. Bishop : la fantasy australienne au sommet


Mystère du marché du livre ou ratage d'un système éditorial qui peine à faire émerger de la masse les oeuvres essentielles de la littérature, Aquaforte, de l'Australienne K.J. Bishop est passé quelque peu inaperçu lors de sa parution en 2006 chez l'Atalante, malgré des critiques plutôt élogieuses et parfois même dithyrambiques. Très honnêtement, ce roman traînait dans ma bibliothèque depuis plusieurs mois, sans que je trouve l'ouverture d'esprit suffisante pour en entreprendre la lecture, préférant sans doute céder au sirènes de la fantasy facile (qui a dit Robin Hobb ?). Mais il faut souligner pour ma défense que le roman de K.J. Bishop est affublé, dans sa version française, d'une illustration de couverture particulièrement atroce. Pourtant, la critique d'un certain Ubik, un pousse-au-crime bien connu des services de police, me titillait inconsciemment et inlassablement. Une ritournelle insupportable qui un beau jour de décembre a eu raison de moi. Voilà, sachez que je ne regrette rien, Aquaforte est une merveille et ceux qui ne l'ont pas encore lu se privent de l'un des meilleurs romans de fantasy publiés au cours de ces vingt dernières années (oui, j'aime bien exagérer un tantinet).
Dans les déserts des contrées de cuivre, les destins de Raule, la femme médecin, et de Gwynn, le mercenaire endurci mais raffiné, se croisent et s'entrecroisent à l'occasion d'une fuite désespérée face à la répression du pouvoir. En des temps désormais révolus, Gwynn et Raule croyaient en un avenir meilleur et, pétris d'idéaux, tentaient de mener les révolutionnaires au terme de leur combat. Désormais, leur fuite les conduit vers Escorionte, fabuleuse et luxuriante cité-état érigée sur les rives d'un fleuve tropical. Gangrénée par de puissants cartels, dont l'activité essentielle repose sur le commerce d'esclaves et le trafic d'armes, Escorionte est une pustule nauséabonde affichée sur la face du monde, sa beauté n'est que de façade car ses entrailles accueillent le vice et l'horreur. Gwynn le cynique s'en accomode parfaitement en devenant l'un des lieutenants du principal parrain de la ville, alors que l'idéalisme brisé de Raule souffre, malgré un pragmatisme affiché au quotidien dans son rôle de médecin à l'hôpital paroissial du quartier le plus miséreux de la ville. Raule et Gwynn ne se croisent que rarement, leur passé commun les lie durablement, mais l'amitié souffre de cette différence de perception qui caractérise les deux protagonistes.

Le médecin soigne et guérit les blessures et les maladies infligées par un quoditien d'une incroyable dureté, mais Raule ne peut rien contre la corruption, la pauvreté, la saleté et le désespoir. La révolte de Raule est pourtant contenue, presque résignée ; elle observe la misère humaine de manière clinique, comme elle collectionne dans son petit musée des horreurs les foetus malformés et autres monstruosités des bas fonds d'Escorionte. Gwynn ne s'embarrasse guère de ces considérations. Sa vision d'Escorionte est à la fois pragmatique et cynique, jusqu'au jour où il fait la rencontre de la fascinante Beth, une artiste à la mesure de la folie qui règne dans cette cité.

Sans doute le terme « fantasy » est-il assez mal choisi, tant le roman de K.J. Bishop échappe avec bonheur à toute tentative de classification. Peut-être serait-il plus judicieux de rapprocher Aquaforte d'oeuvres similaires, comme par exemple un certain Perdido Street Station. Même atmosphère d'étrangeté, même richesse dans la création d'un univers très personnel, même profondeur des personnages et probablement une capacité égale à nous transporter ailleurs. La plume de Bishop n'est d'ailleurs pas en reste et n'a pas à rougir face à la maîtrise affichée dans ce domaine par China Mieville. L'écriture est riche et élégante, langoureuse et fascinantte, échappant au formatage calibré que nous proposent trop souvent les écrivains anglo-saxons oeuvrant dans le domaine de l'imaginaire. La plume de l'auteure est aussi rafraîchissante qu'une bulle de champagne après un déjeuner trop copieux, un souffle d'air frais nécessaire qui réconciliera certainement ceux qui étaient fâchés par l'écriture au kilomètre des bucherons asthmatiques de la BCF.

Mais là où Bishop fait encore plus fort c'est qu'elle allie parfaitement la forme et le fond. Son roman est non seulement fascinant, mais il est de plus d'une rare intelligence car son sens de la narration ne prend jamais le pas sur la réflexion et l'introspection. Ses personnages prennent le temps de vivre et de penser, et ça c'est assez nouveau dans ce domaine de la littérature. Il n'y a pas dans Aquaforte d'intrigue prenante à proprement parler, ni même de suspense haletant, pas d'action forcenée ou de révélation fracassante, pas de sauveur d'un monde juste et innoncent, pas d'artifices en somme. Et pourtant le lecteur est envouté, fasciné par la beauté monstruseuse de l'univers de K.J. Bishop, preuve que la fantasy à encore de belles choses à nous offrir. L'oeuvre de l'Australienne est une vaste mise en abyme astucieusement construite et quasiment philosophique, dont évidemment on sort irrémédiablement bousculé, secoué, voire K.O. Tous genres confondus, la littérature est ici à son sommet.

K.J. BISHOP. Aquaforte. L'Atalante, 2006.